lundi 13 novembre 2017

Non, les crèches ne sont pas interdites !... et autres mythes à propos de la laïcité en France

"Quelquefois dans la crèche une affreuse vipère
Loin du jour importun a choisi son repaire."
Virgile (trad. Jacques Delille)

Je n’ai sans doute ni légitimité ni autorité pour dire aux édiles qui, à l'aube du temps de Noël, prétendent assurer le salut de la culture française en posant quelques figurines naïves au cœur des bâtiments publics. Je n’en ai sans doute pas plus envers les chrétiens qui font feu de tout bois contre le juge administratif qui à mes yeux, appliquant la loi, protège de toute instrumentalisation politique des symboles de leur foi.

Mais je vous propose ici de faire le point, une fois de plus... Car les crèches ne sont pas interdites, pas plus que les croix ou les statues, les processions ou les prières dans la rue (enfin, pour ces dernières, il faudra lire jusqu'au bout). Ce qui devrait l'être, c'est l’instrumentalisation de la foi, qu'elle soit chrétienne ou musulmane, pour polluer le débat public et accréditer les idéologies et les extrémismes (y compris le fanatisme religieux) dont l'Histoire contemporaine montre qu'elles demeurent plus néfastes que le sentiment du sacré.




1/ Crèche ou pas crèche ?

Les décisions du juge administratif et notamment la plus récente concernant la ville de Béziers, confirment la jurisprudence du Conseil d’Etat sur le principe de neutralité des personnes publiques, qu’elles aboutissent ou non à la demande du retrait des crèches de Noël.
  • Loi du 9 décembre 1905 (la base !)
Article 1 : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. 
Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l'Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. [...] 
Article 26 : Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte. 
Article 27 : Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d'un culte, sont réglées en conformité de l'article L2212-2 du code général des collectivités territoriales. Les sonneries des cloches seront réglées par arrêté municipal, et, en cas de désaccord entre le maire et le président ou directeur de l'association cultuelle, par arrêté préfectoral. Le décret en Conseil d'Etat prévu par l'article 43 de la présente loi déterminera les conditions et les cas dans lesquels les sonneries civiles pourront avoir lieu. 
Article 28 : Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions.
  • Commune de Sainte-Anne 27 juillet 2005, application du principe de neutralité aux édifices publics

« Considérant qu'en se fondant, pour apprécier la légalité de la délibération du 6 octobre 1995 par laquelle le conseil municipal de la COMMUNE DE SAINTE-ANNE a approuvé la pose d'un drapeau rouge, vert, noir sur le fronton de la mairie, sur la circonstance que le principe de neutralité des services publics s'oppose à ce que soient apposés sur les édifices publics des signes symbolisant la revendication d'opinions politiques, religieuses ou philosophiques, la cour administrative d'appel de Bordeaux n'a commis aucune erreur de droit »
  • CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne & Fédération de la libre pensée de Vendée
Dans ces 2 décisions, le Conseil juge que, en raison de la pluralité de significations des crèches de Noël, qui présentent un caractère religieux mais sont aussi des éléments des décorations profanes installées pour les fêtes de fin d’année, le Conseil d’État juge que leur installation temporaire à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, est légale si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, mais non si elle exprime la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse. Pour déterminer si l’installation d’une crèche de Noël présente un caractère culturel, artistique ou festif, ou si elle exprime au contraire la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse, le Conseil d’État juge qu’il convient de tenir compte du contexte dans lequel a lieu l’installation, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux et du lieu de cette installation. (source : communiqué de presse du Conseil d’Etat)

Les principes dégagés dans les deux arrêts ont été utilisés depuis par des juridictions administratives pour régler plusieurs « crèchegate » et notamment pour le Conseil départemental de Vendée et à Hénin-Beaumont, Lyon, Beaucaire, et donc Béziers.

Hénin-Beaumont (TA de Lille 1er décembre 2016)  :
Considérant, qu’il est constant que la décision attaquée porte installation d’une crèche dans le hall de l’hôtel de ville d’Hénin-Beaumont, siège de la municipalité ; qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que ladite crèche, composée de sujets sans valeur historique ou artistique particulière, ait revêtu le caractère d’une exposition d’œuvres d’art ; que, dès lors que lesdits sujets ne sont en rien liés à une tradition minière spécifique, la tenue simultanée d’une exposition dans le hall reconstituant la cité minière de Darcy ne permet pas de regarder l’installation de la crèche comme un prolongement de cette exposition ou même une manifestation culturelle distincte ; que si la commune a inscrit cette installation dans le calendrier des manifestations festives organisées par la municipalité pour la fin d’année, il n’est pas établi qu’elle s’enracine dans une tradition locale préexistante ou qu’elle puisse être considérée comme une extension du marché de Noël qui se tient à l’extérieur du bâtiment et sans proximité immédiate avec celui-ci ; que, par suite, et sans qu’il soit besoin d’examiner si cette installation présente un caractère ostentatoire ou prosélyte, M. X est fondé à soutenir que la mise en place de la crèche de Noël litigieuse a méconnu le principe de neutralité des personnes publiques et à demander l’annulation de la décision du 1er décembre 2015 portant installation de ladite crèche ;

Décision confirmée le 16 novembre 2017 par la CAA Douai : "le fait pour le maire de cette commune d’avoir fait procéder à cette installation dans l’enceinte d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, a méconnu l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et les exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques."

Beaucaire (TA de Nîmes, juge des référés 21 décembre 2016)
"la crèche de Noël de Beaucaire est une crèche provençale composée de santons vêtus de tissus provençaux représentant à la fois des personnages et des métiers d'autrefois de cette région et des personnages de l'iconographie chrétienne relative à la Nativité". Le juge considère, dès lors, qu'il ne résulte pas de l'instruction "que cette crèche, qui est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations, constituerait un acte de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse".

Lyon (T.A. de Lyon 6 octobre 2017)

(15) Du 14 décembre 2016 au 6 janvier 2017, une crèche de Noël a été installée dans le hall d’entrée de l’hôtel de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Il ne ressort pas des pièces du dossier que l’installation de cette crèche dans l’enceinte de ce bâtiment public, siège d’une collectivité publique, résulte d’un usage local. En effet, aucune crèche de Noël n’a jamais été installée dans les locaux du siège lyonnais de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Il ne ressort pas non plus des pièces du dossier que cette installation était accompagnée d’un autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif, alors même que la crèche a été réalisée par des artisans de la région et que l’installation permet l’exposition de leur savoir-faire. Il s’ensuit que le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes en procédant à cette installation a méconnu l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et les exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques.

Vendée (CAA Nantes 6 octobre 2017)
(4) Considérant qu’il ressort des pièces versées au dossier que la crèche en litige est, depuis l’achèvement de cet immeuble, et plus précisément depuis décembre 1990, installée chaque année, durant la période de Noël, dans le hall de l’hôtel du département de la Vendée, soit depuis plus de 20 ans à la date de la décision contestée ; qu’elle est mise en place au début du mois de décembre et est retirée aux environs du 10 janvier, dates qui sont exemptes de toute tradition ou référence religieuse, et que son installation est dépourvue de tout formalisme susceptible de manifester un quelconque prosélytisme religieux ; que cette crèche de 3 mètres sur 2 mètres est située dans un hall d’une superficie de 1000 m² ouvert à tous les publics et accueillant, notamment, les manifestations et célébrations laïques liées à la fête de Noël, en particulier l’Arbre de Noël des enfants des personnels départementaux et celui des enfants de la DDASS ; que, dans ces conditions particulières, son installation temporaire, qui résulte d’un usage culturel local et d’une tradition festive, n’est pas contraire aux exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques et ne méconnaît pas les dispositions de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 ;

Pour Béziers, malgré l’ajout d’une boîte aux lettres permettant d’écrire au Père Noël, le Conseil d’Etat a confirmé début novembre la décision de retrait de la crèche prise par la Cour administrative d’appel de Marseille en avril dernier, extrait :
(11) Considérant qu’en l’espèce, la crèche de la nativité a été installée dans le hall d’accueil de la mairie ; qu’elle représente Marie et Joseph accompagnés de bergers à côté de la couche de l’enfant Jésus ; que l’installation de cette crèche dans l’enceinte de ce bâtiment public, siège d’une collectivité publique, ne résultait d’aucun usage local et n’était accompagnée d’aucun autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif ; qu’il s’ensuit que le fait pour le maire de Béziers d’avoir procédé à cette installation dans l’enceinte d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, a méconnu l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et les exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques ;

2/ Croix ou pas croix, statue pas statue ?
  • Cas de la Vierge de Publier (Haute-Savoie)
Installée en août 2011 sans débat préalable devant le conseil municipal, une statue de la Vierge (Notre-Dame du Léman) financée grâce au budget communal avait provoqué un tollé chez les habitants. Le Tribunal administratif de Grenoble a demandé le retrait du monument.
Une croix ornant le portail d'entrée d'un cimetière doit-elle, par principe, être regardée comme un signe ou emblème religieux dont l'installation est interdite depuis l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905 ou, au contraire, est-elle susceptible de revêtir une pluralité de significations de sorte qu'il appartient au juge de rechercher, dans chaque espèce, si cette croix constitue simplement un élément visant à signaler de manière traditionnelle la présence d'un cimetière ou si elle revêt le caractère d'un signe ou emblème religieux ' 

Les dispositions de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, qui ont pour objet d'assurer la neutralité des personnes publiques à l'égard des cultes, s'opposent à l'installation par celles-ci, dans un emplacement public, d'un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d'un culte ou marquant une préférence religieuse. Toutefois, alors même qu'un cimetière est une dépendance du domaine public de la commune, la loi réserve notamment la possibilité d'apposer de tels signes ou emblèmes sur les terrains de sépulture, les monuments funéraires et les édifices servant au culte. En outre, en prévoyant que l'interdiction qu'il a édictée ne s'appliquerait que pour l'avenir, le législateur a préservé les signes et emblèmes religieux existants à la date de l'entrée en vigueur de la loi ainsi que la possibilité d'en assurer l'entretien, la restauration ou le remplacement. Indépendamment de ces règles, s'appliquent également les protections prévues par le code du patrimoine au titre de la protection des monuments historiques.

Le TA de Poitiers a suivi cet avis du Conseil d'Etat en rendant sa décision le 22 novembre dernier.
  • Cas de la croix de l’arche de la statue de Jean-Paul II à Ploërmel (Morbihan)
Sur la décision on lira sur ce blog : http://www.marcguidoni.fr/2017/10/le-pape-ca-va-avec-une-croix-bonjour.html & http://www.marcguidoni.fr/2017/10/faites-la-paix-avec-la-laicite-propos.html

Sur l’émotion suscitée par le hashtag #MontreTaCroix et la polémique sur l’interprétation de la décision du Conseil d’Etat, préférer l’entretien accordé au journal La Croix ( ! ) par Jean-Marc Sauvé, reproduit sur le site de la Haute juridiction :

« Jean-Marc Sauvé : La représentation d’un personnage comme le pape Jean-Paul II, y compris pourvu de l’ensemble des attributs liés à sa mission spirituelle, ne pose pas de difficultés compte tenu de sa dimension historique, politique et internationale. La loi de 1905 interdit seulement, mais de manière très claire, « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public ».
Le Conseil d’État a constaté que l’installation contestée découlait de deux décisions distinctes : d’une part, celle de l’artiste de léguer sa statue à la commune ; d’autre part, celle du maire de la faire surmonter d’une arche et d’une croix. Il est difficile de soutenir que ces dernières font partie de l’œuvre d’art. Or, la croix ne peut pas ne pas être regardée comme un signe religieux. Ce serait faire offense au culte catholique que de ne pas le reconnaître.
»(Texte intégral)

    3/ La République complaisante envers les autres cultes ?

    Après la "Nuit du Ramadan" à l'Hôtel de Ville à Paris, l'accueil des festivités de Roch ha-Shana dans les salles de la Mairie du XVIème arrondissement révélée ces jours-ci par le Canard Enchaîné, encore une dernière polémique.

    Des "prières de rue" sont organisées à Clichy, suite à la reprise par la commune de la salle municipale louée pour servir de lieu de culte musulman du centre-ville. Les fidèles se réunissent sur l'espace public pour protester contre l'absence de mesures du Maire visant à leur permettre de disposer d'un lieu d'accueil. Des élus ont manifesté récemment pour appeler à plus de fermeté de la part du Maire et appellent à l'interdiction de ces prières.

    Vous le savez, la Convention européenne des droits de l’homme proclame « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites », dans les limites prévues par la loi, liées à l’ordre public et à la protection des droits et libertés d’autrui. La laïcité de 1905 renforce ces libertés (voir articles rappelés ci-dessus).

    Une prière de rue constitue un rassemblement sur la voie publique, qui relève de la liberté de manifester. Par ailleurs, cette prière s’inscrit dans une manifestation visant à faire pression sur les pouvoirs publics pour obtenir une compensation de la mesure privant les musulmans de Clichy de leur lieu de réunion. La seule question à se poser est donc : la manifestation est-elle déclarée en préfecture (comme l'impose la loi) et les forces de l’ordre sont-elles mobilisées pour les contraintes de circulation. Si ce n'est pas le cas, ces prières organisées dans la rue pourraient (devraient ?) faire l’objet d’une interdiction de l’autorité administrative au motif qu’elles gênent la circulation et la tranquillité publique (ajoutons à cela que l’affectation d’une voie publique est la circulation du public et non l’exercice d’un culte). Pouvez-vous démêler le faux du vrai dans les multiples prises de position dont la presse est le relais ?

    4/ La République contre les cathos, vraiment ?

    Voilà, à vous de penser maintenant !
    Bien sûr, je connais l'Histoire et ne prétendrais ici convaincre personne que la laïcité française ne s'est pas bâtie en rupture, parfois féroce et violente, avec les catholiques. De même, je ne feins pas d'ignorer les ressentis de la population face à la présence visible d'autres cultes, jugés certains "envahissants". Enfin, j'ai aussi lu dans la presse le mélange détonnant entre la pédophilie dans l'Eglise, les agressions sexuelles reprochées à Tariq Ramadan ou les propos de Laurent Wauquiez ou de Robert Ménard, avec des appels à renouer avec l'anticléricalisme historique contre les calotins de tout culte. Mais soyons sérieux... 

    De mon côté, j'ai le sentiment que par ces décisions récentes du Conseil d'Etat, la République protège les chrétiens contre une instrumentalisation de la crèche à des fins politiques. Nous devrions nous en réjouir, spécialement lorsqu'il s'agit d'idéologies qui conduisent à l'exclusion et à la haine de l'autre !

    Et surtout, à quelques semaines de Noël, méditez sur ce bref extrait de l’Évangile :
    "(Marie) enfanta son fils premier-né. Elle l'emmaillota, et le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait pas de place pour eux dans l'hôtellerie." (Luc 2:7)

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    Cordialement,
    Marc Guidoni