jeudi 12 novembre 2015

Dignité, liberté, Dieudonné

La Cour européenne des Droits de l’Homme vient de remettre à la Une le triste humoriste Dieudonné. Son arrêt du 10 novembre 2015 a le mérite de clarifier une situation qui, si elle était limpide au niveau du contexte, n’en demeurait pas moins trouble sur le plan juridique, étant données les conditions de la première procédure, et des décisions apparemment contradictoires rendues depuis. Certains ont aussi fait observer que l’argumentaire initial du juge français semblait hiérarchiser des principes fondamentaux entre eux…

Que fait la police… administrative ?

Le 9 janvier 2014, le Conseil d’Etat, statuant en référé sur l’arrêté préfectoral interdisant la représentation du spectacle « Le Mur », rendait une ordonnance retentissante dans ce qui allait devenir « l’affaire Dieudonné ».


J’ai moi-même critiqué ici son contenu, me rangeant du côté de ceux qui considéraient que cette décision avait des relents de censure, dans le contexte précis dans lequel elle était rendue. Même si les moyens d’ordre public soulevés par le Préfet de Loire-Atlantique étaient incontestables, une solution pénale, suite à un constat de faits constitutifs d’une infraction, me paraît encore aujourd’hui plus adaptée.

On pourra d’ailleurs observer que depuis, le juge administratif a assoupli sa position, en déclarant illégaux les arrêtés municipaux interdisant depuis les spectacles de l’intéressé. On pourra comparer utilement les décisions en relisant ici l’ordonnance du 9 janvier 2014 et ici, par exemple, celle rendue, toujours en référé, le 6 février 2015 (Commune de Cournon d’Auvergne).

Ce que l’on peut retenir d’une lecture rapide (que je vous invite à confirmer), c’est que la liberté d’expression y est présentée comme une des plus éminentes valeurs de notre démocratie. Dès lors, et malgré une apparente contradiction, dans la jurisprudence 2015, elle ne tolère pas de limite, sauf à considérer, comme dans celle de 2014, qu’elle est instrumentalisée au service d’une pensée qui, au mépris de la dignité de la personne humaine, incite à la haine, fait l’apologie des discriminations et des abominations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale.

En bref, on peut tout dire, sauf si on porte atteinte à la dignité humaine. C’est pas si mal comme idée. Sauf que les exemples pullulent pour s’inquiéter de cette hiérarchie de fait entre dignité et liberté d’expression. D’autant que ce n’est pas aussi net qu’il n’y paraît, la dignité. Parlez-en aux communautés sans cesse raillées par une certaine presse au titre du droit à la caricature… Attention, pas d’amalgames.

Une toute autre histoire…

Ce n’est pas dans ce contexte que la Cour EDH a été saisie par Dieudonné. En 2013, c’était à propos d’une procédure toute autre. Il s’agissait d’une plainte déposée après un spectacle qui avait tourné littéralement au meeting antisémite, avec en guest star le spécialiste hexagonal du révisionnisme, Robert Faurrisson.

Pour ces faits constatés, Dieudonné était condamné à l’automne 2009 par le Tribunal correctionnel de Paris, pour injure envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Confirmé en appel en 2011, le dossier n’était finalement pas examiné par la Cour de cassation qui déclarait le pourvoi de Dieudonné irrecevable en octobre 2012.

Dans cette affaire, les juges du fond relevaient qu’en professionnel du spectacle, le prévenu ne pouvait soutenir que sa mise en scène (dont je vous épargne les détails) était le fruit du hasard et qu’elle n’avait pas l’ambition expressément affichée d’atteindre au comble de l’antisémitisme.

Face à ces confirmations successives de la légalité de sa condamnation, Dieudonné se tournait vers la Cour de Strasbourg. Il entendait, en tant qu’artiste, obtenir la protection de sa liberté d’expression contre une mesure de la France lui causant une atteinte ni prévisible ni nécessaire, comme le veut le principe de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Pour les juges de Strasbourg, Dieudonné n’est pas un artiste

Dans l’arrêt du 20 octobre 2015, défavorable à Dieudonné, les juges européens commencent par affirmer le caractère éminent de la liberté d’expression, élément essentiel de la vie démocratique. Elle bénéficie à ce titre dans leur jurisprudence d’une protection très étendue, y compris lorsqu’il s’agit de formes d’expression artistique utilisant l’exagération, la provocation ou la déformation de la réalité.

Dieudonné, humoriste ?
D’apparence favorable à Dieudonné, cet argument n’allait pas être retenu. En effet, pour la Cour, l’invitation sur scène d’un négationniste notoire, pour l’honorer et lui donner la parole, faisait perdre à la soirée son caractère de spectacle de divertissement. Dès lors, Dieudonné ne pouvait plus se prévaloir du droit de s’exprimer par le biais de la satire, de l’humour ou de la provocation.

Facteur aggravant de la situation de l’humoriste, les propos relevés dans l’affaire et le but affiché de sa « mise en scène ». En effet, il est aussi de jurisprudence constante à Strasbourg qu’il est impossible de tirer de la Convention un droit qui permette à quiconque de se livrer à des actes visant la destruction des droits et libertés qu’elle contient.

Ce principe avait notamment été développé en 2003 dans l’affaire Garaudy. La Cour avait validé la condamnation de cet auteur d’ouvrages remettant en cause de manière systématique les crimes contre l’humanité commis par les nazis envers la communauté juive car « le requérant tentait de détourner l’article 10 de sa vocation, en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention ».

Dans un contexte similaire, s’en était fini des espoirs de Dieudonné : sa requête, en ce qu’elle revenait à demander la protection de la Convention pour pouvoir en contester les dispositions, un abus de droit qui ne pouvait qu’être jugée irrecevable. (accès au texte intégral de la décision)

Finalement, la liberté d’expression s’affirme plus que jamais comme une condition d’existence de la démocratie. Elle ne peut à ce titre être instrumentalisée pour défendre des propos portant atteinte à la dignité de la personne humaine, qui constitue elle-même une condition fondamentale de la vie démocratique. Solide sur ses positions, la Cour ne créée pas de hiérarchie entre ces deux principes, elle rappelle simplement et avec force, que personne ne peut se prévaloir de dispositions de la Convention européenne des Droits de l’Homme pour pouvoir mettre en cause la paix et la justice qui en sont les fondements.

Sans hâte, on peut se demander quant à lui ce que le juge français saura faire de quelques exemples récents, dans lesquels l’humour et la provocation ont pu servir d’alibi à toutes les outrances.

Quant à Dieudonné, fidèle à mes précédents billets, je continue à me demander dans quel état est notre République si certains de ses enfants parviennent à rire de ses traits.

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Marc Guidoni