samedi 11 janvier 2014

Ordonnance Dieudonné, passons à l’analyse (maj)

L’euphorie est passée. Le droit administratif est retourné dans les livres aussi vite qu’il en était sorti. Nous nous sommes trompés. Je me suis trompé. Il n’y avait guère de place pour le droit dans le débat, c’était de la politique. Et lorsqu’il s’agit de politique le droit public reprend la place qui est la sienne : un instrument de gouvernement. A qui profite tout cela se demande Marianne ici Qu'importe le bâillon pourvu qu'on ait l'ivresse...


A ce titre, il n’y a plus rien à dire sur la décision du Conseil d’Etat. Elle fait taire pour longtemps un imbécile qui profère des propos inacceptables, et nos valeurs partagées, enseignées comme un catéchisme véritable républicain à l’école, permettent de les éteindre.

Les échanges parfois musclés auxquels j’ai assisté ou participé m’ont rappelé l’opposition de fond entre Hans Kelsen et Carl Schmitt, et cette mise en garde sur la véritable source de la légitimité d’une décision de justice. Tout fonder sur le droit est insuffisant. Les décisions les plus terribles pour la liberté peuvent avoir l’aspect de décisions légitimes. Alors, quand il est autant visible qu’elles ne le sont pas… que penser du sort que l’on réserve à la garantie des droits de tous les citoyens ?

Pour tenter d’y voir clair, je vous propose quelques phrases glanées dans les analyses d’éminents juristes publiées par des gazettes de tous niveaux… Je ne vous dis pas laquelle je préfère. Devinez. Mais surtout lisez-les. En entier.

Denys DE BECHILLON (Pau, droit public)
L'ordonnance ne se saisit pas de Dieudonné comme d'un humoriste banal, dans un spectacle banal, dans un contexte banal. […] On peut penser qu'il y a un système, et c'est ce système que le Conseil d'Etat permet d'appréhender. La probabilité que cette jurisprudence serve à chaque fois qu'un humoriste se laisse aller me semble très faible.  (texte intégral)

Frédéric ROLLIN (Evry, droit public)
La décision s'inscrit également dans un contexte modernisé de l'effectivité du contrôle du juge. […] Le contrôle de la nature des propos de Dieudonné a pu être réalisé par les autorités de police parce que la diffusion d'images de ses spectacles par des réseaux sociaux a permis d'en prendre la mesure, et le juge lui-même a bénéficié de l'ensemble de ces informations pour mener son instruction. […] D'un certain point de vue, par conséquent, on peut se demander si nous ne sommes pas en présence d'une décision dont l'apport essentiel à l'histoire et à la théorie de la justice tiendra à ce qu'elle est la première qui ait été entièrement rendue possible grâce à Internet et aux différents modes de communications qu'il procure. (texte intégral)

Serge SUR (Assas, droit public) sur le blog de Roseline LETTERON
Le Conseil d’Etat fait certes ce qui lui plaît et ne cherche le fondement de ses décisions qu’en lui-même. A tout le moins, lorsqu’il a une jurisprudence établie et canonique, il ne la modifie que de façon réfléchie et souvent en plusieurs étapes. L’ordonnance rendue le 9 janvier 2014 de façon étrangement accélérée par un juge unique déroge à cette méthode. Le Conseil renverse les principes de la liberté de réunion tels que consacrés par sa propre jurisprudence, l’une des libertés publiques cardinales qui inclut le droit des spectacles. Il rétablit la censure, que l’on croyait abolie. Il créée une instabilité juridique inquiétante pour les libertés et affaiblit du même coup l’autorité judiciaire, déjà bien mal en point. (texte intégral)

Diane ROMAN (Tours, droit public)
[Le Conseil d’Etat confirme la jurisprudence Morsang sur Orge et ] va même encore plus loin : pour la première fois, le juge parle d’«atteinte à la cohésion nationale». Qu’est-ce que cela veut dire ? Derrière cette notion, on peut mettre tout et n’importe quoi. Critiquer l’action du gouvernement pourrait très bien être interprété comme portant atteinte à la cohésion nationale. Je ne suis pas du tout en train de défendre Dieudonné, ce n’est vraiment pas mon propos. Je me place sur le terrain du droit. Pourquoi avoir utilisé cette expression ? Le juge aurait pu s’en tenir à la notion d’atteinte à l’ordre public, qui est par ailleurs évoquée. Pourquoi avoir ajouté cette expression curieuse de «cohésion nationale» ? Dans des dictatures, on justifie ainsi l’emprisonnement des opposants du régime. Ce n’est pas la question ici, évidemment. Mais c’est perturbant. Cela va à l’encontre de la conception française de la liberté d’expression. (texte intégral)

Evelyne SIRE-MARIN (VP du TGI de Paris, membre de la Ligue des Droits de l'Homme)
Et maintenant? Que se passera-t-il lorsque, au-delà du cas Dieudonné, des associations religieuses intégristes de tous ordres voudront faire interdire un spectacle, une réunion ou une exposition qu'elles estimeront blasphématoires ou insupportables à leurs convictions? […] Ou d’un meeting de soutien au peuple palestinien vilipendé par des groupes extrémistes radicaux? Ces associations y parviendront puisque le Conseil d'Etat vient d'admettre que la seule crainte préalable que des propos interdits par la loi soient tenus dans ces lieux publics justifie l'interdiction de ces manifestations. Faut-il rappeler que l'État de droit se caractérise par la nécessité de prouver, dans la réalité, que des faits répréhensibles ont eu lieu avant de les interdire et de les sanctionner ? (texte intégral)

Nicolas MATHEY (Paris - Descartes, droit privé)
L’ordonnance du Conseil d’Etat trouve donc bien sa place dans le cadre d’une jurisprudence certes peu fournie mais bien établie (on notera avec plaisir l’absence de toute référence à la circulaire du Manuel Valls). Elle ne rompt pas le fil de l’histoire écrite par le juge administratif depuis plus de 80 ans même si elle constitue le dernier rebondissement remarquable ! [...] Comme toute décision de justice, l’ordonnance du Conseil d’Etat est contestable et en partie déterminée par des considérations non juridiques ; elle n’en devient pas arbitraire. Est-elle pertinente pour autant ? N’est-ce pas un insidieux contrôle du pré-crime qui se met en place ? L’interdiction n’est-elle pas une mesure disproportionnée ? Ne fait-on pas de Dieudonné un martyr de la liberté d’expression ? [...] Comme d’autres, je suis donc porté à penser que cette décision est une réponse possible, et non la pire, à des circonstances très particulières. Ne jouons pas à nous faire peur ! Qu’est-ce qui est le plus dangereux ? La banalisation du discours antisémite à quelques mois de l’entrée dans le domaine publique de Mein Kampf ? ou une mise en œuvre dans un cas peu banal des pouvoirs de police du maire ? Dans quelle société voulons-nous vivre ? (texte intégral)

On lira aussi avec attention le billet de Marie-Anne Frison-Roche, qui juge que cette décision vient donner de la substance à la dignité humaine. Un regard tout à fait intéressant, qui s'il rappelle que :
"Dans la majorité des commentaires pour l'instant disponibles, qu'ils soient rédigés par des juristes ou non, l'Ordonnance rendue par le Conseil d'Etat est très critiquée au nom de la liberté d'expression. Elle l'est d'une part d'une façon que l'on pourrait dire "savante", en ce que jusqu'ici le Conseil d'Etat n'avait jamais admis que l'on interdise un spectacle sur la présomption qu'il allait être antisémite, les trois cas visés par l'Ordonnance ne correspondant pas à la situation du "cas Dieudonné". Elle l'est d'autre part d'une façon que l'on pourrait dire "principielle" (et du coup plutôt par des non- juristes, des politistes, des philosophes, des internautes, etc.), en ce que la liberté d'expression aurait dû être préservée, plus encore lorsqu'elle prend la forme de l'humour et de la satire, derniers refuge de la démocratie, le rire étant la marque de l'homme libre." fait de la dignité un fondement légitime à un intervention ex ante contre la liberté d'expression.

1 commentaire:

  1. 1) vous êtes d'accord avec C Schmitt : le droit a un fondement politique ?
    2) intéressant le commentaire qui parle de la 1° décision permise par internet grâce auquel les propos de DD ayant déjà été tenus sur scène, le jugement ne porte que a posteriori sur les propos qu'il condamne, il ne s'agit pas d'une interdiction a priori (que ne peut admettre le droit)

    ai-je bien compris ?

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Marc Guidoni