mercredi 20 mars 2013

Baby-Loup, intérêt général et laïcité

La Chambre sociale de la Cour de Cassation a surpris bien du monde hier, en rendant une décision favorable à la salariée de la crèche "Baby- Loup", qui contestait depuis 2008 son licenciement pour des motifs, selon elle, discriminatoires. Pour mémoire, elle avait perdu son emploi car elle se présentait revêtue d'un voile islamique sur son lieu de travail. Ainsi les magistrats de la Tour de l'Horloge se sont-ils rangés à son analyse, contrariant les juges du fond qui avaient donc appliqué à tord le principe de neutralité des services publics à cette entreprise privée.


Cette décision est-elle vraiment surprenante ? Non, répondent en choeur les spécialistes du droit social, qui déjà se préparaient à l'insurrection. Un salarié du privé n'est pas un agent du service public. L'obligation de neutralité qui pèse sur les fonctionnaires et collaborateurs du service public ne peut être étendue, et c'est bien la liberté religieuse du salarié qui prime alors, privant le licenciement de sa cause réelle et sérieuse :

« Attendu que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; qu’il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail ; qu’il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, L. 1133-1 et L. 1321-3 du code du travail que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché »

Pour les profanes, le principe de "neutralité" est une acception moderne du principe de laïcité, qui fonctionne comme un engagement l'administration à accueillir tous et chacun sans discrimination. La neutralité fonctionne comme un "droit à l'indifférence" de l'administration envers ses usagers. Oui, mais... l'administration n'existe pas. Incarnée par des agents personnes physiques, ou par des bâtiments publics, ceux-ci ne peuvent porter aucun signe d'appartenance permettant à leur interlocuteur de redouter d'être jugé en regard de ses opinions, croyances, orientations...

D’ailleurs, l’instant suivant la décision Baby-Loup, la même Chambre sociale de la Cour de Cassation rappelait vertement à une collaboratrice de la CPAM de Saine-Saint-Denis la portée de cette neutralité. Licenciée parce qu’elle portait le même foulard, cette personne se défendait pourtant en arguant du fait la caisse était une personne privée. Mais c’était sans compter sur le fait que la neutralité s’applique à l’ensemble des services publics, y compris s’ils sont assurés par des organismes de droit privé. Les agents des CPAM sont ainsi soumis à des contraintes spécifiques en matière de laïcité, même si les principes du code du travail leur sont applicables.

L’enjeu se déplace alors, et il nous est bien connu. Il concerne moins une discrimination fondée sur une mauvaise interprétation de la laïcité que la définition d’un service public. Il est de plus en plus difficile de s’en tenir à la phrase célèbre du Doyen Chapus « Activité d’intérêt général assurée ou assumée par une personne publique », moins sur la forme (le lien avec la personne publique) que sur le fond. En effet, sera bien malin qui pourra dire aujourd’hui ce qui est d’intérêt général et ne l’est pas. Mais tout ce qui est d'intérêt général doit-il être automatiquement érigé en service public, ou tout du moins respecter les principes et règles de fonctionnement d'un service public ?

Assurément, l'accueil de la petite enfance répond aux besoins de la population, et le développement d'une activité privée lucrative ou non sur le secteur ne le dément pas. Si structures publiques et privées coexistent sur ce champ, comment ne pas jouer la comparaison avec l'école et la santé ? Entre protection des enfants et personnes vulnérables et crainte du fanatisme, c'est sans doute ce qui pousse le Gouvernement à annoncer vouloir clarifier en adoptant des règles applicables dans les structures publiques et privées. Mais vouloir clarifier la laïcité en touchant à la liberté de croire est sans doute disproportionné. Après tout, Baby-Loup est-elle vraiment une crèche comme les autres ?

Les 2 décisions sont à lire ici :

On lira aussi sur le sujet la contribution du Professeur Roseline Letteron : Baby-Loup, la Cour de Cassation malmène le principe de laïcité

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Marc Guidoni